Tiens ! Où elle va comme ça Sélène ?
Depuis des jours, je l’entends rouscailler après Mahlaut
-Yen a marre avec le téléphone ! T’arrêtes pas de le squatter, et nous, on ne peut même plus faire signe aux copains.
Mahlaut, forte de son bon droit a fini par lui répondre
-Vous serez bien contents si je ramène un point pour le challenge. Alors, s’il-te-plaît, tu me laisses faire. T’as qu’à t’acheter un téléphone portable, comme tout le monde !
-C’est ce que je vais faire, et pas plus tard que tout de suite a répliqué Sélène.
Ah-bon ! C’est pas plus difficile que ça ? On les trouve où, ces portables ?
En tous cas, Sélène a l’air de le savoir. Elle a annoncé au chauffeur : Au Bazar Rapidos, et vite fait !
Eh-ben oui, y en avait là ! Elle a eu de la veine sur ce coup là.
Remarquez, dites-moi ce qu’il y a pas au Bazar Rapidos. Y a de TOUT, là-dedans, des portables aux fringues, en passant par l’eau de toilette.
Je vous dirai que moi, les téléphones portables, je les exècre. Vous-vous croyez peinard, à vous dorer la couenne sur un banc… paf, le téléphone
-« Salut truc, qu’est-ce que tu deviens ? J’espère que tu t’es pas fait embarquer par les extra-terrestres ? Allez, on se rappelle, bye ! ».
Ca valait bien le coup de vous déranger pour ça !
Mais les jeunes, c’est livré avec la marque du combiné incrustée dans l’oreille. Ca saurait plus s’en passer. Et si encore ils se les passaient, avec ce que coûtent les forfaits qu’ils se forcent à écouler en blablatant n’importe quoi. Mais-non, ils veulent chacun le leur ! Et Alpherg, ne fait pas exception.
J’aurais pu continuer à déblatérer encore longtemps sur les téléphones portables, mais l’heure tournait. Le jour s’est levé, et j’espérais que Sélène allait rentrer pour le petit déjeuner. J’avais hâte d’aller raconter ma nuit à Jeanne.
C’était sans compter sur les commodités du bazar. Y avait tout sur place pour se restaurer.
Sélène se fit griller des hot dogs, et aussi sec, tous les clients –et ça pullulait dans le coin-, se sont installés à la terrasse pour profiter de l’aubaine.
Me demande ce qu’ils deviendraient si personne se donnait le mal d’allumer le barbecue.
Le temps qu’elle avale ses saucisses, en liant conversation avec tous les affamés du coin, j’attendais dans le taxi, qu’elle fasse signe au chauffeur de rentrer.
Mais-non ! Elle n’était pas pressée de retrouver le paquet qui braillait après son biberon et qu’elle avait confié à nounou Cécile, en qui elle avait toute confiance.
-Au Resto Botanique, lança-t-elle.
Le Resto Botanique, ça me disait quelque chose… mais bien sûr !
C’était un des établissements de la chaîne de restos qu’avait lancée Mahlaut. De végétarien qu’il était, il avait un peu dérapé, préférant mettre la verdure dans le décor plutôt que dans les assiettes.
Le maître d’hôtel reconnut Sélène et l’accueillit à bras ouverts
-Madame Delabert-Dubagne, quel honneur ! Vous souhaitez goûter à nos spécialités ? L’établissement sera heureux de vous offrir l’addition.
C’était déjà ça !
Il lui désigna une place assise, et Sélène fit son choix. Elle se décida pour du poulet rôti, qui lui fut servi sous cloche. C’est le grand tra-la-la, là-dedans.
Le poulet était croustillant, pour un peu, j’en aurais mangé. Je me sentais saliver, chose qui ne m’était pas arrivée depuis belle lurette. Le homard thermidor lui-même ne me mettait plus en appétit. Non-mais c’est vrai, c’est bien bon le homard, le chili, la salade de gésiers, les gratins de nouilles et j’en passe. Mais quand vous en avez mangés pendant plus de 50 ans, un peu de variété, ça fait pas de mal.
Sélène était de mon avis, et elle tint absolument à aller féliciter le cuisinier.
On lui avait dit que c’était un ours, mais à ce point là !
-Pas le temps, pas le temps,
Même pour recevoir un compliment, il refusait de lever le nez de ses fourneaux. Chais pas, mais pour copiner avec lui, doit falloir faire le chien de garde au pied de la cuisinière, et sauter dessus au cas où une envie pressante l’arracherait à ses gamelles.
Quand, ENFIN, Sélène s’est décidée à rentrer, à la nuit tombante, morte de fatigue après sa journée en ville, Mahlaut l’attendait sur le pas de la porte.
-Alors ? Raconte ! C’était bien en ville ? Qu’est ce que tu as vu ? Est-ce qu’on peut se faire tirer le portrait ? J’ai besoin d’une photo d’identité pour ma demande de mise en pré-retraite.
Ah-oui, parce que figurez-vous que Mahlaut rêve d’être à la retraite. Mais avec ses 12 jours de congés payés encore à prendre, ce serait vraiment de la folie de troquer son salaire contre une pension de misère. Alors, elle a décidé de prendre sa préretraite : Elle reste chez elle, et elle est payée plein pot jusqu’à la fin de ses jours, qui ne devrait plus tarder maintenant, à moins qu’elle use de l’élexir.
-Oh-ben, t’as qu’à aller te rendre compte par toi-même, moi j’en peux plus, je n’aspire qu’à retrouver mon lit. Lui a répondu Sélène ayant tout juste la force de se traîner jusqu’au lit convoité.
C’est comme ça que moi, qui n’aspirais qu’à retrouver mon cercueil, je me suis encore trouvé dans le taxi, direction Le Coin des Boutiques.
Elle avait donné l’adresse au chauffeur, sans trop savoir ce que c’était que ce coin des boutiques. Le pluriel l’avait attirée.
« Des » boutiques, donc, « des » possibilités de découvrir où créchait ce fichu photographe. En fait de photographe, elle dut se contenter de photomatons.
Si c’était que ça, j’aurais pu lui dire qu’elle en trouverait au Bazar. Y avait de tout au bazar, je vous dis !
M’aurait étonné qu’elle en profite pas pour faire du lèche-vitrine. C’est ça les femmes !
Demandez à un homme d’aller se faire photographier, il y va, et puis, la corvée terminée, il rentre chez lui, vite-fait, bien-fait, expédié. Demandez à une femme de faire pareil, c’est IMPOSSIBLE !
Ou alors, faudrait que l’appareil soit planté en plein désert avec juste un téléphone à côté pour appeler le taxi pour rentrer. Si y a la moindre boutique dans le coin, vous pourrez être sûr qu’elle pourra pas résister à l’envie d’y jeter un œil.
Alors, Mahlaut, forcément, elle y est allée. Remarquez, après la disparition des vêtements, c’était pas du luxe. Lui restait que les fringues ringardes qui font partie du trousseau d’anniversaire, et un vieil ensemble de Jeanne qu’elle avait adopté, faute de mieux.
Elle a donc fait le plein, et en a profité pour acheter de l’eau de toilette.
Voyez-vous ça ! Moi, je dis que si on se lave, on a pas besoin d’eau de toilette. L’eau de toilette, c’est juste pour planquer l’odeur du manque d’hygiène, et ça fait des frais pour rien.
Après ça, elle est allée se faire cuire quelques hot dogs, elle aussi. Et bien-entendu, tout le monde en a profité. Heureusement qu’ils ont les Dubagne pour leur servir la soupe, tous ces clients qui viennent passer des Nuits de folies, à s’éclater à pas grand chose.
Oui, parce-que, pour le moment, les nouvelles boutiques, dont tout le monde parle, moi je trouve qu’elles ont pas de quoi sauter au plafond. Ca vaut pas le centre commercial, c’est tristounet, y a pas d’éclate.
A moins, que… j’ai entendu parler de bowling, de boîtes de nuits, de plein de choses.
Mais pour le moment, j’en ai assez vu. Faut déjà que j’aille faire mon rapport. Je m’inquiète pas, ce serait bien le diable si Alpherg ne demandait pas à venir se faire voir au centre ville un de ces jours. Et avec son art consommé de jeter l’argent par les fenêtres, sûr qu’il va nous choisir l’endroit le plus in, et le plus cher.
Faudra surtout pas manquer ça.
C’est QUOI cette HORREUR ?!
C’est bien simple, on peut pas tourner les talons sans qu’il y ait de nouvelles dépenses. Alpherg s’est acheté une voiture. Et quelle voiture ! Devait pas en avoir de plus ringarde chez le concessionnaire. Visez-moi la couleur qui crache !
C’était quoi le prétexte qu’il a donné pour qu’on le laisse revenir avec ça ?
-Vous comprenez, moi j’ai du mal à me lever le matin. Vous voulez que je gagne de l’argent, oui ou non ? Ben si je rate la voiture balai, je pourrai toujours prendre la mienne. Et pour Nathel pareil. Il aura plus besoin de se faire de souci pour le bus scolaire, je pourrai l’emmener à l’école. Sans compter que pour aller en ville, on fera des économies de taxi.
Des économies, tu parles !
Comme s’il savait pas que par arrêté municipal, les taxis sont gratuits ici.
Il voulait frimer, cherchez pas.
Et côté bébé, ça donne quoi ?
La petite Zosma pousse comme une fleur. J’irai pas jusqu’à dire comme une rose, vu l’odeur qu’elle dégage parfois, mais on a coupé au plus gros, elle devrait pas tarder à fêter son anniversaire de bambine, avec son papa astronaute et sa maman DJ.
Elle a eu bien raison de reprendre le travail, Sélène, les promotions, n’en faut pour remettre un peu d’argent dans la cagnotte, avec toutes ces dépenses, z’auraient vite fait de nous mettre sur la paille, les zoziaux.
Et puis, nounou Cécile est-elle pas là pour s’appuyer les corvées ?
Heureusement qu’elle est là, d’ailleurs, car Sélène n’a guère le temps de s’occuper de Zosma. Y a son travail, bien sûr, mais pas que.
Figurez-vous, qu’elle commence à trouver que les mamours de son père et d’Emilie ont assez duré. Rien que d’entendre prononcer le nom d’Emilie, elle fume rouge. Elles ont eu plusieurs altercations, qui se sont soldées par des gifles bien assénées.
-T’arrête de tourner après papa et tu t’occupes de ton mari et de ta fille. J’ai des enfants moi, et je ne veux pas de cet exemple à la maison.
-Mais, tu ne comprends vraiment rien ! Si je le quitte, ton père en mourra de chagrin, s’est défendue Emilie.
-Qu’il en meure ! Ca nous regarde. On saura bien se débrouiller pour qu’il t’oublie, va !
Ne te crois pas indispensable ici. File chez toi, on veut plus te voir.
En ce qui la concerne, aucun doute. Mais pour Ephraïm, c’était le coup dur.
-Ne sois pas si dure avec Emilie, Sélène, nous nous aimons sincèrement.
-Et maman ? Tu y penses quelques fois, à maman ? Ce n’est pas elle qui devrait être là, à te conduire par la main vers le cimetière, au lieu de cette… cette moins que rien, cette traînée, cette intrigante ?! Qu’est-ce qu’elle cherche ? Le confort de ton portefeuille ?
Ephraïm en était tout retourné
-Mais, Sélène, tu sais bien que ta mère est internée, et que depuis sa dernière crise, toute visite lui est interdite. Je suis un homme, il me faut une femme dans ma vie, et Emilie est parfaite. Elle est aux petits soins pour moi.
-Je t’en ficherai des petits soins ! A 78 ans, t’as pas honte ? Tu peux pas avoir d’autres plaisirs ? Tiens, si tu veux, on va se fiancer Samson et moi, depuis le temps que tu nous serines avec ça. Mais tu vas oublier Emilie, et tu n’as pas intérêt à lui téléphoner, je te préviens, je vais surveiller.
Sitôt dit, sitôt fait. Quand Samson est rentré du travail, elle lui a suggéré de faire sa demande
-Tu comprends, c’est juste pour papa. Ca lui ferait tellement plaisir. Et c’est tout ce que j’ai trouvé pour nous débarrasser d’Emilie. Rien que de voir sa tête de fouine, j’en suis malade ! Maintenant qu’on lui a fait ce plaisir, papa a intérêt à filer doux. Sois gentil, quand je ne serai pas là, surveille bien qu’il ne l’appelle pas au téléphone. Il ne pense qu’à ça !
Elle a donné la consigne à tous les membres de la famille.
-Ne laissez pas mon père approcher du téléphone. Il déshonore notre famille avec cette liaison. Dire que c’est la femme de son frère, quel manque de tact !
-Ca peut te faire ? Du moment qu’Aleph n’est au courant de rien, où est le mal ? Lui a répliqué Alpherg.
-Ca me fait ! Ca me fait que toute la ville rigole de cette aventure. Un de ces jours, ça fera la une de la gazette, et tu crois qu’Aleph ne lit pas le journal ? Tu vois le tableau ? Il est grand temps de mettre un terme à ce scandale. J’ai dit !
Ooooh-mais, c’est qu’elle mordrait la petite !
Tous les téléphones de la maison étant sous haute surveillance, Ephraïm, le plaisir des fiançailles dissipé, a trouvé le moyen de contourner le problème.
Il avait bien raison ! C'est pas à 79 balais qu'il allait se laisser marcher sur les pieds.
Non-mais, il n’allait tout de même pas se laisser mourir de chagrin en soupirant après les charmes de sa belle-sœur. Il avait bien entendu Sélène dire qu’elle avait acheté un portable au Bazar rapidos, il y s’y rendit en pleine nuit, avec la voiture d’Alpherg, et avec son nouveau portable, il y donna rendez-vous à Emilie.
Seulement voilà, il n’avait pas pris le temps d’enfiler une tenue décente quand il avait filé en douce. Et Mlle Ladentelle, la vieille bique à cheval sur les principes, ne s’est pas privée de le lui faire remarquer.
Il a eu beau essayer de lui expliquer qu’y avait urgence, qu’il ne faisait que passer. Elle n’a rien voulu entendre, elle est plus fermée qu’une huître. Pas moyen de discuter avec elle, elle ne pense qu’à sermonner.
Du coup, son rendez-vous avec Emilie s’est terminé à la maison. Dans la voiture, pour être précis. Ah, il s’en est passé de belles dans cette voiture, moi je vous le dis ! Heureusement qu’il avait remonté les vitres.
En tous cas, une chose de sure, Emilie n’est pas difficile. Y en a qu’auraient demandé à aller voir les lieux de plaisir, à faire les boutiques, à dîner au restaurant… elle non. Du moment qu’elle s’est envolée au 7ème ciel, même dans des conditions spartiates, elle a trouvé le rendez-vous "paradisiaque".
Sélène n’avait pas eu vent du rendez-vous. Moins cruelle qu'elle n'en avait l'air, elle veillait à ce qu’Ephraïm puisse avoir son content de satisfactions, pour l’aider à oublier Emilie. Et elle avait trouvé un biais.
-Puisque papa aime tellement les fêtes conventionnelles, pourquoi tu ne te fiancerais pas Alpherg ?
-Moi ?!
Ben-oui, lui, qui d’autre ? Le mariage, Sélène le gardait pour le moment ultime, quand son père, qui commençait à avoir une mauvaise toux, finirait par cracher ses poumons et son âme.
Pssst; trouvez pas qu’il a un faux-air de John Travolta, Alpherg ?
-Ben-oui, toi ! T’avais bien une idée en tête, quand t’as fait emménager Marie Noëlle.
-Oh, mais je sais pas si elle serait d’accord. Je veux pas d’histoires, moi !
-T’as un bon moyen de le savoir, lui a fait judicieusement remarquer Sélène.
-Ah-oui ? Et lequel ?
-T’as qu’à lui poser la question !
CQFD.
Alpherg a promis d’y réfléchir. Le soir, sur l’oreiller, il a tâté le terrain.
-Marie-Noëlle, je sais bien que c’est du dernier ringard, mais… ça te dirait qu’on se fiance ?
Elle lui a éclaté de rire au nez.
-Pourquoi tu me demandes ça ? Je suis une femme libérée, moi ! Pas question de me laisser mettre la bague au doigt. A moins… s’est-elle ravisée soudain.
-A moins ???
-A moins, qu’elle vaille le coup, la bague ! Si tu me promets qu’elle fera pâlir toutes les copines de jalousie, je me laisserais peut-être tenter. Mais… que ce soit bien entendu, ça ne m’engagera à rien.
Eh-ben, au moins les choses sont claires : elle veut bien accepter le bijou, mais pour ce qui est des valeurs qui y sont associées… ce sera une parodie de fiançailles.
Le lendemain, Alpherg lui a présenté le plus gros diamant du marché.
C’est plus Travolta qu’il me rappelle, c’est Richard Burton.
Marché conclu. Il a pesé lourd dans la balance, n’empêche, le diamant.
Nathel y a mis le temps, mais il a fini par le décrocher, son premier 20/20.
Il en aura passé du temps à se gratter la tête sur ses devoirs. Mais grâce à la voiture d’Alpherg, il n’a jamais manqué l’école. Même s’il lui est parfois arrivé d’y aller avec une demi-heure de retard. Je vais finir par penser que c’était pas à fonds perdus, cette voiture. Y a des avantages, c’est certain. D’ailleurs, de la voiture d’Alpherg, c’est devenu la voiture familiale. Tout le monde l’emprunte à tour de rôle.
Faudra peut-être qu’ils pensent un de ces jours à en acheter une moins… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Je suis pas bégueule, mais tant qu'à faire... celle-là, c’est vraiment la honte !
Si je vous dis 22 ? Vous me répondez ????
-V’là les flics !
Pfeuh, je vois pas le rapport !
Non, 22, c’est le nombre de meilleurs amis de Mahlaut. Ah, elle peut se la péter, elle la soigne sa popularité. C’est bien simple, elle ne fait que ça !
Le téléphone, c’est son outil de travail, l’énergiseur son carburant. Toute la sainte journée, elle relance ses amis, et quand elle a un moment creux, elle soigne ses relations familiales.
C’est elle qui a aidé Nathel à faire ses devoirs, c’est elle qui se bat avec la nounou pour changer les couches de Zosma. C’est elle encore, qui sait distribuer des compliments aux parents, sans lésiner sur la quantité, comme les pubs dans la boîte aux lettres.
Tu m’étonnes qu’elle monte sa cote !
J’irai pas jusqu’à dire qu’elle est toujours sincère, parfois, le soir, il lui arrive de craquer.
-J’en ai MARRE d’être sympa avec tout le monde ! Ah, vivement que je termine mon rêve et que j’en finisse avec ce cauchemar. Ce jour-là, je leur sortirai enfin leurs quatre vérités, et je peux dire que ça va saigner !
Faut pas lui jeter la pierre trop vite. C’est pas facile de soigner sa popularité, croyez-moi. C’est presque un métier qui demande de l’organisation. Mais Mahlaut, c’est la reine de l’organisation. A 7 heures pétantes, elle consulte son agenda, et elle commence sa dure journée.
-Hummm, voyons-voir, on en est où dans les niveaux ? A 55 ça craint. Haute priorité, les appeler avant qu’ils me rappellent à l’ordre. Après, faut joindre les injoignables : enfants et ados townies, toujours à l’école et toujours pressés de rentrer chez eux après. La première corvée épuisée, un peu de détente en prenant des nouvelles de mes filles à l’université, et puis… juste un break pour le déjeuner, un petit détour aux toilettes et je m’y recolle. Reste les fainéants, ceux qu’ont pas de job, toujours prêts à papoter et les NPC, qui valent pas mieux. Ouf, j’ai épuisé le répertoire.
Ah, c’est pas le tout, maintenant, faut recevoir les amis, ceux qui se tâtent encore pour savoir si je suis vraiment leur meilleure, meilleure-amie. Mais quand ils hésitent de trop, au-delà de 100 points de relations, moi je les renvoie dans leur foyer. Je leur donnerai de mes nouvelles régulièrement, histoire de faire grimper la cote journalière.
Qu’est-ce qui me reste à faire maintenant ? Des nouvelles rencontres. Ben tiens donc !
Et où je vais les faire ces rencontres, si c’est pas en ville ? Allez, un petit coup de parfum, ça les attire. Enfin, pas ceux qui y sont allergiques, mais c’est pas la majorité.
Et c’est comme ça, qu’après sa journée bien remplie, Mahlaut prend le volant de la voiture pour aller en repérage. Aujourd’hui, elle a donné rendez-vous à Luc, un ex-petit ami de Zaniath, qui se la joue cool avec ses tresses et son pétard.
Où elle va bien pouvoir l’emmener ? C’est pas le genre resto chicos, plutôt celui de la cafète. Mahlaut sait se montrer psychologue. En route pour la cafétéria des années 50.
Elle a mis en plein dans le mille. Ca lui plaît beaucoup au beatnik, la cafétéria.
-Ouuuais, c’est super, dis-moi. Tu crois qu’on peut faire des photos délire? J’aimerais bien garder un souvenir de la soirée.
Mahlaut, elle est comme moi, elle en sait rien. Mais elle se laisse pas démonter.
-Bien sûr qu’on peut ! Et puis on pourra danser aussi, si tu veux, doit bien y avoir un juke-box, ça se faisait beaucoup dans ces années là.
Y avait tout ce dont ils rêvaient, et même un billard. Ils ont dansé un slow devant le juke-box. Le type était plutôt content, il trouvait que le rendez-vous était top. Il regrettait pas trop de se montrer avec une vieille. Du moment qu’elle rechignait pas à payer…
Mais surtout, je suis pas trop sûr qu’il avait les yeux en face des trous. Me semblait planer à mille lieues.
Ils ont dîné en amoureux. Mahlaut a commandé des homards. C’est pas tous les jours qu’il pouvait en manger des homards, le beatnik. Il a sucé les pinces en se pourléchant. Et il n’oubliait pas de s’arroser le gosier de vin blanc entre deux bouchées.
Pendant ce temps là, le score grimpait. Il était pas loin de penser que ce rendez-vous était… paradisiaque.
Mais il a fallu que la mère Ladentelle rapplique, fesses serrées et bouche pincée.
Elle a fait la morale à Mahlaut.
-C’est pas une honte, à votre âge, de vous afficher avec un jeune ? Ca s’appelle un détournement de mineur, ça madame. Et vous savez ce qu’on leur fait aux détourneurs dans cette ville ? On les met en tôle, pour leur apprendre le savoir-vivre.
-Hé, la vieille, t’est toc-toc, ou quoi ? Lui a répondu Mahlaut en se vrillant l’index sur la tempe. Où t’as vu jouer qu’il était mineur ? C’est un adulte, aussi vrai que je m’appelle Mahlaut.
L’adulte, qui se la jouait jeune, commençait à baliser. Manquerait plus que la vieille appelle la police. Il avait dans sa tabatière de quoi trembler dans ses chaussettes.
-Bon-ben, c’est pas que je m’ennuie, mais je crois bien qu’il est l’heure que je rentre. On se fait signe ? T’inquiète, c’était top ton rencard. J’en garderai un bon souvenir.
Plantée au milieu de la cafète, Mahlaut a vainement essayé de taper la discute avec le cuisinier. Mais elle en a profité pour marquer des points avec quelques habitués.
De futurs meilleurs amis, à n’en pas douter.
Avec tout ça, le temps passait. Zosma avait fini par grandir. Mahlaut en profita pour s’en faire une grande amie en lui apprenant à marcher. Sélène se chargea du bla-bla, et Samson du pot, comme il se doit. Je l’avais bien dit que ce serait une pure merveille, celle-ci encore.
Pour l’avenir, je pouvais dormir sur mes conduits auditifs. Je parle plus de mes oreilles, elles sont devenues diaphanes, comme le reste de mon corps d’ailleurs, j’ai l’impression de devenir un peu plus transparent au fil du temps. A la fin du challenge, on me verra plus.
M’enfin, transparent ou pas, pour le moment, je suis encore là !
Qu’est-ce qu’il fallait pas faire pour maintenir Ephraïm en platine.
Sélène avait tenu sa promesse, à l’aurore de ses 80 ans, elle s’était passée la corde au cou en épousant Samson. Elle aurait pu tomber sur pire, remarquez bien.
Mais c’est qu’il s’accrochait aux branches, le vieux, et il avait pas encore décidé de tirer sa révérence.
Pour la première fois dans la famille Dubagne, on a eu un vrai retraité. C’est vrai qu’à 80 ans, Ephraïm ne pouvait se voir reprocher d’avoir coûté cher à la sécu. Et puisqu’il voulait prendre sa retraite… qu’il peigne donc deux/trois chefs d’œuvres, histoire de contenter Mahlaut de manière posthume, et qu’il arrête de geindre et de tousser comme un perdu.
S’il avait eu la mauvaise idée de claboter au boulot, ç’eut été bien la peine de céder à tous ses caprices depuis quelques années.
Pour rester en forme, il avait ses petits secrets.
Non, il n’avait pas rompu avec Emilie comme l’exigeait sa fille. Il la voyait plus que jamais.
Le matin, il faisait les cent pas dans la cuisine en attendant l’heure bénie où la maison se viderait de ses habitants pour lui demander de le rejoindre.
Mahlaut était dans la confidence, et elle s’en moquait pas mal des frasques du pépé.
Elle devait bien avouer qu’elle même… sans aller jusqu’à l’extrême, était bien contrainte quelquefois de flirter outrageusement pour affermir ses relations. Elle traînait comme ça derrière elle deux/trois cœurs d’entichés légers.
Nathel avait soif de connaissances. Depuis qu’il avait ramené son 20/20 il n’entendait plus se laisser placer au fond de la classe avec les cancres. Il s’apprêtait donc à étudier le nettoyage, quand il ressentit des picotements dans les jambes. Il était temps pour lui de grandir.
Tout le monde voulut le féliciter, et Emilie, qui aurait eu tout intérêt à faire oublier qu’elle s’était endormie dans le lit d’Ephraïm, au lieu de disparaître comme d’habitude avant l’arrivée de Sélène, était aux premières loges.
Tout le monde applaudit quand il annonça qu’il voulait se consacrer à la connaissance, comme ses parents.
Brave garçon ! Enfin, un qui renouait avec la tradition familiale.
Mais… la présence d’Emilie n’avait pas échappée à Sélène. Je disais bien qu’elle aurait eu intérêt à se faire oublier. Quand elle voulut partir en catimini, Sélène lui a sauté dessus.
-Qu’est-ce que tu fais là ?! Je croyais t’avoir interdit de remettre les pieds à la maison.
-Je suis venue voir ton père, et lui apporter un bouquet de roses en souvenir de notre dernier rendez-vous.
Sélène fulminait. Elle était sur le point de lui dire où elle pouvait se mettre ses roses, quand elles entendirent de grands cris, venant de la salle de bain.
Craignant le pire, et n’ayant cure des mises en garde, Emilie se précipita, Sélène sur ses talons. La mort était déjà en train de servir le cocktail qui tue. Ephraïm n’offrit aucune résistance. Sourire aux lèvres et l’air béat, l’ancêtre a fait ses valises, à l’heure où il aurait dû fêter son 81ème anniversaire. Il s’en est allé bienheureux d’échapper à la scène où Sélène s’en prenait à Emilie.
-Tu vois ce que tu as fait ! Papa, c’était du bois de centenaire, mais avec toutes vos folies, il est mort à la fleur de l’âge.
Encore heureux ! Elle croyait tout de même pas qu’on allait encore passer 20 ans à le surveiller, comme le homard dans le four un jour de visite du directeur.
Je suis jaloux !
Non-mais, visez un peu la tombe d’Ephraïm. C’est en la voyant, que j’ai réalisé que j’avais été truandé par les marbriers de Vipercanyon. On m’avait assuré qu’y avait pas mieux comme stèle, que c’était ça, une tombe en or. On m’avait pris pour un pigeon, oui !
Parce-que faut pas croire qu’elle coûtait plus cher, celle-là. Normalement j’y avais droit, mais les Pompes Funèbres ont préféré mettre la différence dans leur poche.
Je suis véreux ! Et dans tous les sens du terme.
Ennnfin, faut bien que je me résigne à le voir jouer les vedettes du cimetière. Surtout avec le gros bouquet de roses rouges que lui a offert Emilie. Sélène voulait le mettre aux ordures, mais elle s’est laissée convaincre de n’en rien faire. Tout le monde lui assurait qu’Ephraïm lui en voudrait à mort.